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    « Le doctorat n’est pas une épreuve du feu » – série en milieu doctoral 3/4

    Série d’articles « En milieu doctoral » – 3/4

    Rencontre avec Adèle B. Combes

     

    Adèle B. Combes
    Crédit photo : Clément Bonnier © Flammarion

    Par son livre, Adèle B. Combes lance une “invitation à parler et à agir pour mettre fin à la souffrance dans la recherche, aux abus de pouvoir et à l’impunité de leurs auteurs”.

     

    Nous avons répondu à son invitation et Marine Pansu, du réseau ALM formation, l’a rencontrée. 

    Dans un premier temps, les échanges ont permis de comprendre sa démarche (voir article 2.A) ainsi que le fonctionnement systémique de la “loi du silence”, du “publie ou péris” à l’université (voir article 2.B).

     

    Le diagnostic porté par Adèle B. Combes dans son ouvrage, Comment l’université broie les jeunes chercheurs, permet aussi de se questionner sur les possibilités d’actions. Marine Pansu, du réseau ALM formation, a échangé avec elle sur ses préconisations d’actions auprès des différents acteurs du milieu doctoral (directions, encadrants de thèse et doctorants).

     

    Ce dernier article pose la question : comment agir face aux situations décrites ?

     

    Marine Pansu - Les témoignages que vous partagez décrivent une certaine impunité de l’encadrement de thèse, qu’il s’agisse de problématiques de management mal maitrisé, ou de toutes autres situations, certaines s’apparentant à des délits (comme les discriminations, le harcèlement ou l’agression sexuelle). D’après vous, qu’est-il possible de mettre en place auprès des encadrants de thèse pour prévenir ces situations et lutter contre leur développement ?

    Adèle B. CombesIl faut financer, former et informer ! Néanmoins, il n’y a pas un modèle unique d’encadrant de thèse. Cela veut dire que l’on ne peut pas coller un modèle unique de formation pour tous. Il y a besoin de s’adapter :

    D’un côté, il y a de nombreux encadrants qui ont à cœur de très bien faire leur travail, d’encadrer de façon bienveillante et intellectuellement riche. Ils ont besoin de formations et de moyens pour rendre cela possible. Par exemple avec des formations comme “comment bien accompagner un doctorant ou une doctorante”, car ce n’est pas parce qu’on est un bon scientifique qu’on est un bon pédagogue.

    Il y aurait besoin d’outils, de méthodes, de moyens pour travailler l’encadrement des doctorants, dans la diversité des besoins des doctorants et des projets doctoraux. On note également un besoin d’accompagnement psychologique et organisationnel pour les encadrants eux-mêmes.

    Et d’un autre côté, il y a des encadrants qui n’en ont rien à faire et/ou qui ne se remettent pas en question. Ils ne feront pas de formation basée sur le volontariat, ou alors juste pour que cela fasse bien sur le CV.

    Face à ce refus, on a besoin d’actions obligatoires. S’il y a une plainte ou simplement des signes qui peuvent dévoiler un problème d’encadrement, comme des départs prématurés de doctorants par exemple, il faut donner des obligations de formations à l’éthique scientifique, au harcèlement moral, au harcèlement sexuel.

    Ensuite, il faut que ce soit crescendo. Si la formation ne change rien, il faut des méthodes coercitives et punitives, au niveau de l’université.

    Dans son ouvrage, Adèle B. Combes propose aussi de conditionner l’habilitation à diriger des recherches (HDR) à “la validation d’examens en gestion de projets, pédagogie, éthique scientifique et management de personnes”.

     

    Marine Pansu - La sortie de votre livre encourage une prise de conscience sur les conditions de travail auprès des institutions : écoles doctorales, collèges doctoraux, universités et laboratoires. Que peuvent-elles mettre en place pour la prévention et la réaction face aux situations que vous décrivez, de manière générale et sur des situations spécifiques (précarité, problématiques de management, discriminations...) ?

    A différentes thématiques, différentes propositions de solutions.

    Premièrement, sur la précarité financière, il y a deux choses :

    1. Il ne doit plus y avoir aucun doctorant qui ne soit pas rémunéré ou rémunéré en dessous du SMIC, voire 1,5 SMIC. Actuellement, certains étudiants, surtout en sciences humaines, ne sont pas rémunérés du tout ; certains étudiants étrangers ont des bourses si faibles qu’ils ne peuvent vivre correctement. Le financement pour tous permet de vivre dignement, de diminuer une source de fatigue et de stress, ainsi que de bénéficier d’un contrat et de droits sociaux (congés maladie, maternité, ouverture aux droits du chômage).
    2. On ne doit pas payer pour avoir le droit de travailler. Il faut supprimer les droits d’inscription à la fac pour les doctorants. Certaines universités l’ont déjà fait, comme l’université de Nanterre.

    Selon l’enquête “Vie de thèse”, 12% des répondants n’ont aucun financement pour leur thèse. 22% des doctorants en sciences humaines ont déclaré avoir du entièrement auto-financer leur doctorat, contre 1% en sciences « dures ».

    Deuxièmement, il y a un manque de personnel à plusieurs niveaux. Dans le témoignage de Sarah par exemple, le personnel administratif sous pression devient très désagréable. Cela peut être dû à un manque d’effectifs. Autre exemple, la réduction du nombre de postes d’enseignants titulaires entraine une charge de cours supplémentaire pour les jeunes chercheurs qui enseignent, alors qu’ils sont mal rémunérés et souvent payés en retard.

     

    Troisièmement, sur le harcèlement, moral et sexuel, des référents intégrité scientifique, des référents harcèlement ou encore des responsables de « mission égalité » existent. Cela montre que les phénomènes de violences à l’université et dans la recherche sont de plus en plus pris en compte, et c’est une bonne chose. Cependant, les avis sur l’efficacité de ces référents peuvent être partagés, en particulier lorsque certains semblent trop proches des intérêts de la direction. Il est important d’avoir des référents harcèlement, mais s’ils sont liés à l’image de marque de l’université, le risque est évident.

    Il est particulièrement important d’avoir plus de médecins et de psychologues du travail, et de personnes formées à accueillir les victimes et faire de la prévention. Ce ne sont pas des personnes qui lanceront des enquêtes, mais elles offriront un espace d’expression dans un climat protégé, pour comprendre les situations, conseiller et préconiser des mesures appropriées.

    La santé mentale des doctorants et des encadrants est cruciale.

    En ce qui concerne le harcèlement moral et les violences psychologiques, il y a une difficulté liée à l’identification. Les universités doivent agir en communiquant pour informer, organiser des campagnes de sensibilisation et des formations. Il est essentiel de définir les nouvelles normes ; déterminer ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas dans le cadre du travail. Il faut aussi valoriser les bonnes volontés et encourager les initiatives intéressantes.

    Les doctorants doivent pouvoir se tourner vers l’extérieur, auprès de syndicats ou d’associations comme Clasches par exemple. Cette association est spécialisée dans la lutte contre les violences sexuelles et sexistes dans l’enseignement supérieur et la recherche.

    Dans l’ouvrage d’Adèle B. Combes, il est aussi proposé de repenser le système du comité de suivi de thèse vers un “comité scientifique focalisé sur les travaux de recherche et les axes d’amélioration”, de “laisser les doctorants choisir la moitié des membres du comité” ainsi que “d’imposer la présence d’un représentant des doctorants ou du personnel”. Cela permettrait de limiter l’effet de corps d’un comité de suivi de thèse choisi par les encadrants de thèse. Ce comité scientifique serait alors complété par un suivi annuel individuel permettant d’aborder le versant humain de la thèse, avec une personne indépendante.

     

    Marine Pansu - Les situations que vous décrivez ont souvent des témoins, directs ou indirects. Or, les réactions sont aussi souvent le silence et l’inaction. Elles participent à cette “loi du silence”. Quelles réactions conseilleriez-vous aux témoins de ces situations ?

    Il existe plusieurs cas de figure. Lorsque la situation observée est dans une zone grise, n’est pas claire, certains témoins ne savent pas forcément comment réagir. Ce que je voudrais conseiller à ces témoins, c’est simplement, dans un premier temps, d’aller voir la personne, lui demander si ça va, lui relater ce qui a été vu et lui demander si elle veut en parler. Cela permettrait de mieux comprendre ce qui s’est passé.

    Le deuxième point important est d’avoir conscience de ses propres limites. On ne peut pas forcément se substituer à un psychologue ou un avocat. Les témoins peuvent aider en accompagnant la personne vers une personne compétente, par exemple un professionnel de santé.

    Bien sûr, un stagiaire ou un doctorant n’a pas beaucoup de pouvoir politique au sein du labo. Il ou elle peut ne pas avoir envie de mettre son propre diplôme en danger, et c’est tout à fait compréhensible. Je pense cependant qu’il faut oser sortir de sa zone de confort pour être solidaires entre jeunes chercheurs non titulaires.

    Nous pouvons répondre à l’omerta par la solidarité.

    Chez les personnes titulaires, c’est différent. Il existe aussi des pressions politiques, mais il y a une marge de manœuvre plus grande. Je souhaite rappeler aux personnes titulaires qu’au vu de la loi, si elles ont connaissance d’un délit, elles doivent le signaler à la hiérarchie ou au procureur de la République (article 40 du code de procédure pénale). Les facs ont besoin de communiquer auprès des titulaires sur les personnes à qui elles doivent en faire part, ainsi que les responsables en interne. Il est possible que certains titulaires n’agissent pas simplement par méconnaissance.

    Dans mon livre, j’appelle les titulaires à un certain courage et je leur demande de signaler tous les abus dont ils sont témoins ; même si je suis consciente qu’il n’est pas facile de se mettre un collègue à dos. Ce courage permettra de changer les choses. On aura ainsi une prévention naturelle et cela pourra désamorcer des situations.

    Dans des faits plus graves, comme du harcèlement moral ou sexuel avéré, les titulaires doivent prendre leurs responsabilités : dénoncer sans ambiguïté les faits et accompagner les doctorants ; qu’ils soient, ou non, dans leur équipe. Malheureusement, ce n’est pas toujours facile et j’ai reçu des témoignages de titulaires qui se sont retrouvés face à un mur lorsqu’ils ont tenté d’aider des doctorants maltraités.

     

    Marine Pansu - L’expression directe des victimes permet aussi que la pression change de côté. Vous avez ainsi interrogé près de 2000 doctorants et anciens doctorants. Votre livre ouvre une large conversation sur les conditions de travail dans le doctorat. Comment comptez-vous impliquer les doctorantes et doctorants actuels dans cette discussion ?

    Pour diffuser l’information, je suis présente sur les réseaux sociaux et dans les médias (radios et journaux). Pour impliquer les doctorants actuels, il est nécessaire d’avoir le soutien des universités et ce n’est pas toujours le cas. Mais de plus en plus d’écoles doctorales et d’associations de doctorants m’invitent pour sensibiliser sur les conditions de travail et la santé mentale dans la recherche. J’ai une dizaine de conférences prévues entre avril et juillet, en France principalement, ainsi qu’en Belgique et en Suisse.

    Mais il est vrai que certaines universités craignent que leur image de marque soit écornée si elles admettent que des dérivent peuvent exister chez elles. Alors que c’est l’inverse : si elle en parle sans langue de bois, cela veut dire que l’université ne cherche pas à mettre les dysfonctionnements sous le tapis. Si elle est prête à mettre à pied un grand ponte pour des faits de harcèlement, c’est que l’université protège réellement ses étudiants et employés.

    Enfin, les questions soulevées dans l’ouvrage se diffusent aussi par le bouche-à-oreille. Parler permet une libération psychologique et un soulagement. Et en étant plus légères, les personnes trouvent la force d’agir, de rebondir, voire pour soutenir d’autres personnes. Même si cela ne remplace pas un suivi psychologique avec un professionnel, beaucoup de lecteurs et lectrices m’ont fait part de leur peur de lire ce livre-enquête, puis de leur profond soulagement et sentiment de libération après l’avoir terminé.

     

    Marine Pansu - Que souhaitez-vous dire à une doctorante, un doctorant qui se reconnaît dans les problématiques que vous décrivez ?

    Mon premier message aux personnes qui vivent cela actuellement est : “Vous n’êtes pas seules”.

    On peut avoir l’impression qu’on est le seul à souffrir, à être exploité. Ce n’est malheureusement pas le cas et vous n’avez pas à subir. Vous méritez de pouvoir travailler dans des conditions dignes.  

    J’ai aussi envie de leur dire que le doctorat, ce n’est pas une épreuve du feu.

    Le doctorat est un sport de haut niveau. Quand on prépare les J.O., pour réussir, il faut des conditions professionnelles, intellectuelles et psychologiques adéquates. Si vous avez un supérieur qui vous fait croire que pour faire une thèse il faut souffrir, il tout sacrifier, il faut prendre aussi peu de congés que possible, ne le croyez pas.

    Votre mérite, votre valeur ne dépendent pas de votre souffrance ou du nombre de sacrifices que vous faites. Vous êtes doctorant, c’est une expérience professionnelle, vous faites de la recherche et vous méritez le respect.

    “Prenez soin de vous.”

    Rappelez-vous qu’aucun travail ne mérite que l’on mette sa santé en péril. Le doctorat est un travail intellectuellement exigeant, certes, mais la priorité est votre santé et votre bien-être psychologique. D’ailleurs, plus vous serez reposé et serein, plus votre esprit sera vif. Votre recherche n’en sera que meilleure.

    Si vous vivez des situations de violences psychologiques, de sexisme, de harcèlement moral ou sexuel, parlez-en. Cela peut être un professionnel de santé, à des associations telles que CLASCHES, à des syndicats, à un référent harcèlement, à un avocat, etc. Cela ne fera pas de vous quelqu’un de faible, au contraire. Pour un soutien psychologique spécialisé pour les étudiants et les doctorants, vous pouvez contacter nightline à Paris ou son équivalent en province.

    Enfin, s’il semble exister une omerta en interne, les réseaux sociaux peuvent être une solution pour briser le silence et dénoncer des abus, anonymement ou non, seul ou en collectif. Les #MeTooRecherche, #MeTooFac et #MeTooESR existent pour ça. Car la plus grande peur des harceleurs c’est que leurs abus soient exposés au grand jour. Et à partir du moment où ils savent que vous pouvez parler, le rapport de force commence à changer.

    Envie de comprendre la démarche d’Adèle B. Combes, le fonctionnement des situations décrites?

    Lisez les articles précédents :

    Article 2.A sur la démarche : Invitation à parler et à agir pour mettre fin à la souffrance dans la recherche

    Article 2.B sur le fonctionnement : « En thèse, si tu ne souffres pas, ce n’est pas une bonne thèse ? »

    ALM formation accompagne les professionnels du milieu universitaire sur leur méthodologie (management, gestion du stress, gestion des conflits, organisation du travail…) par des formations de groupe ainsi que du coaching individuel.